La mitrailleuse crépita, les coups explosèrent en ligne dans la boue, les éclaboussant tous. Les hommes sursautèrent avec de petits cris, rompirent la colonne, se serrèrent autour de Salagnon.

« Posez vos armes. »

Quand tous les fusils furent jetés à terre, la porte s’ouvrit, l’échelle fut sortie, et descendit en sautillant un Français en short, barbu et torse nu, un revolver sans gaine passé dans sa ceinture. Deux Tonkinois en pyjama noir le suivaient, armés de mitraillettes américaines. Ils restèrent sans bouger à trois mètres derrière lui.

« Qu’est-ce que vous foutez ? demanda Salagnon.

— Moi ? je survis, lieutenant d’opérette. Vous, je n’en suis pas sûr.

— Vous ne voyez donc pas qui je suis ?

— Oh, maintenant si, je vois qui vous êtes. Mais je me méfie par principe.

— Vous vous méfiez de moi ?

— De vous, non ; personne ne se méfierait de vous. Mais un bataillon de Viets précédé d’un Blanc, ce peut être dangereux. On ne compte plus les postes qui se sont fait avoir par le coup du légionnaire. Un déserteur européen, des Viêt-minhs déguisés en supplétifs, on ne se doute de rien ; on ouvre gentiment, on descend l’échelle, et on se fait égorger vite fait. On comprend qu’on a été con en regardant couler son propre sang. Très peu pour moi.

— Rassuré alors ?

— Pour moi, oui. Pour vous, c’est autre chose. Vos types sont pas du Viêt-minh, c’est sûr. S’éparpiller en piaillant à la première rafale, cela les classe clairement dans les amateurs. »

Il désigna du pouce derrière lui les deux Tonkinois tout raides qui ne laissaient rien paraître, tenant leurs mitraillettes prêtes à servir.

« Ceux-là, c’est des Viêt-minhs ralliés, et c’est autre chose. Impassibles sous le feu, obéissant d’un signe du doigt, sans états d’âme.

— Et vous avez confiance ?

— Maintenant on est dans le même bateau. Enfin, pas un bateau, la barque. S’ils repassent de l’autre côté, le commissaire politique les liquide illico ; s’ils laissent tomber la guerre, les villageois les lynchent ; ils le savent. Ils n’ont pas le choix, je n’ai pas le choix, nous sommes le bataillon des sursitaires, unis comme les doigts de la main. Chaque jour où nous survivons est une victoire. Vous montez, lieutenant ? Je vous paie à boire. Avec un ou deux de vos hommes, pas plus. Les autres restent en bas. Je n’ai pas la place. »

Dans le poste il faisait sombre, la lumière n’entrait que par la porte et par une meurtrière sur chaque face ; par chacune pointait une mitrailleuse. Il ne vit les hommes que progressivement, assis contre les murs sans bouger, vêtus de noir, les cheveux noirs, les yeux à peine ouverts, leur arme en travers des genoux. Tous le regardaient et surveillaient chacun de ses gestes. Une odeur d’anis et de dortoir mal aéré flottait dans l’air sombre. Le lieutenant se pencha sur des caisses entassées au centre de la pièce, ramassa un objet et le lança à Salagnon, qui l’attrapa par réflexe ; il crut à un ballon, c’était une tête. Il eut un haut-le-cœur, faillit la lâcher par réflexe, et par réflexe la retint, les yeux ouverts regardaient vers le haut, pas vers lui, cela le rassura. Il trembla, puis se calma.

« Je voulais la mettre dehors avant que vous arriviez, changer celles d’en bas qui puent un peu trop.

— Viêt-minh ?

— Je n’en jurerais pas, mais ça se pourrait bien. »

Il ramassa une casquette ornée d’une étoile jaune, morceau d’obus embouti travaillé à la main.

« Mettez-la-lui. Avec ça c’en est un, c’est sûr. »

Une tête seule, c’est dense, pas très lourd, comme un ballon. On peut la retourner, on pourrait la lancer, mais quand on veut la poser on ne sait pas dans quel sens. La pique pour cela est pratique, on sait où la mettre, et ensuite on peut poser la tête. Le lieutenant hirsute lui tendit un bambou épointé. Salagnon la planta dans l’œsophage ou la trachée, il ne savait pas trop, cela produisit un grincement de caoutchouc trop serré sur du bois, de petites choses cédèrent à l’intérieur du cou. Il le coiffa enfin de la casquette d’officier. Les types assis le long des murs le regardaient sans rien dire.

« Le poste a déjà été pris trois fois. Les types dedans, il n’en restait pas grand-chose, traités à la grenade. Alors je leur montre qui on est, maintenant. Je terrorise. J’ai des pièges autour du poste. Je suis une mine : on m’approche, ratatata ! on me touche, boum ! Allez, vous avez gagné un coup à boire. »

Il reprit la tête au bout de sa pique, il lui tendit comme en échange un verre plein, qui sentait violemment l’anis. Tous les hommes se passèrent des verres remplis d’un liquide laiteux, dont le jaune opalescent parvenait à luire dans l’ombre.

« C’est du pastis authentique, que nous faisons nous-mêmes. Nous le buvons pendant nos moments perdus, et ici, tous nos moments sont perdus. Vous savez que la badiane étoilée, cet arôme si typique de la France, que l’on croit de Marseille, vient en fait d’ici ? À la vôtre. Et vous, vous allez où comme ça, avec vos Pieds Nickelés ?

— Dans la forêt. »

 

« La forêt, mon lieutenant, pas moyen. Les hommes ne veulent pas.

— Veulent pas quoi ?

— Marcher dans la forêt.

— Je vous ai engagés pour ça.

— Non, pas engagés pour marcher dans la forêt, pas moyen. Engagés pour avoir une arme, et avoir la solde. »

Il dut se mettre en colère. La nuit même, plusieurs partirent. La forêt ne convenait pas aux pêcheurs. Elle ne convient à personne. Quand ils se firent tirer dessus pour la première fois, ce ne fut pas aussi difficile qu’ils auraient pu le croire. Penser que l’on veut votre mort, que l’on s’y acharne, que l’on insiste, n’est insupportable que si l’on y pense, mais on n’y pense pas. Une fureur obscure aveugle les combattants toute la durée de la mitraille. Il n’est plus d’idées ni de sentiments, il n’est plus que courses, trajectoires qui se croisent, fuites, ruées, jeu terrible mais abstrait. Il n’est plus que de tirer, et d’être tiré. Il suffit d’un répit pour penser à nouveau qu’il est insupportable de se faire tirer dessus ; mais il est toujours possible de ne pas penser.

Les pensées trop difficiles, on peut les broyer dans l’œuf, mais elles reviendront ensuite, dans le sommeil, dans le silence des soirs, dans des gestes inattendus, dans des suées brutales qui surprennent car on n’en comprend pas la cause, mais c’est plus tard, heureusement. Sur le moment il est possible de ne pas penser, de vivre en équilibre sur la limite qui sépare un geste du geste suivant.

C’est drôle comme les pensées peuvent se dilater ou s’éteindre, bavarder sans fin ou se réduire à presque rien, à une mécanique qui cliquette, roues dentées qui s’engrènent et progressent par petites secousses, toutes pareilles. La pensée est un travail de calcul qui ne tombe pas toujours juste mais continue toujours. Le nez dans le sol, allongé dans les feuilles, Salagnon pensait à cela ; ce n’était pas le moment, mais il ne pouvait pas bouger. Les coups de départ assourdis partaient presque ensemble, cinq, il les comptait ; les sifflements se confondaient, les obus de mortier tombaient presque ensemble, en ligne, le sol tremblait sous son ventre. Une gerbe de terre et de débris de bois retombait en pluie sur leur dos, les chapeaux de brousse, les sacs ; les petits cailloux sonnaient sur le métal de leurs armes, les fragments d’obus quand ils retombent ne font pas trop mal, mais il ne faut pas les tenir car ils brûlent, et ils coupent. Ils tirent au commandement, en ligne, cinq mortiers. Je ne les croyais pas si organisés, les Annamites. Mais ce sont des Tonkinois ; des pas drôles, de vraies machines, qui font méthodiquement ce qu’ils doivent faire. Ils sont en ligne avec un officier à jumelles qui leur indique chaque geste avec un fanion. Une nouvelle salve partit, retomba, plus proche. La prochaine est pour nous. Les explosions retournèrent le sol en ligne bien droit, un sillon. Cinq mètres entre deux. Vingt secondes entre deux, le temps que la terre retombe, que l’officier voie aux jumelles le résultat, qu’il fasse régler la hausse, et il abat à nouveau son fanion. Les obus tombent cinq mètres plus loin. Ils progressent avec méthode. Ils attendent que ça retombe avant de tirer une nouvelle salve, ils savent leurs cibles alignées à plat ventre, ils veulent les avoir méthodiquement, toutes d’un coup. Dans trois coups, on y passe. La terre tremble, une pluie de cailloux et d’échardes les recouvrit encore. « Au prochain, on fonce au moment où ça pète, fais passer. On fonce tout droit dans les trous devant, on se planque avant que ça retombe. » Le sifflement fendit le ciel, percuta le sol comme des caisses de plomb qui tombent. Ils bondirent à travers l’humus qui retombait, passèrent à travers la poussière, se tapirent dans les trous de terre fraîche. Le cœur agité prêt à rompre, la bouche crissant de débris, ils serraient la crosse de leur arme, retenaient leur chapeau. La prochaine. La salve passa au-dessus d’eux, retourna le sol là où ils étaient couchés auparavant, comme une série de coups de bêche qui les aurait tranchés et enfouis, vers de terre, morts. Ils n’ont rien remarqué. À quoi ça tient.

Cela s’arrêta. Au sifflet une ligne de soldats en casque de latanier sortit de la lisière, arme en travers du ventre, sans précautions. Ils nous croient déchiquetés. On tire, puis on fonce. C’est ça ou ils recommencent. Cela se passa ainsi, avec une férocité extrême. Ils tirèrent ensemble sur la ligne de soldats qui s’effondrèrent comme des quilles, ils bondirent, lancèrent des grenades, foncèrent devant, éclatèrent crâne et torse de types à quatre pattes qui traînaient là, assis, renversés, étripèrent des types debout d’un coup de poignard au ventre, parvinrent aux mortiers alignés, rangés sur une ligne tracée à la chaux sur le sol du sous-bois, tirèrent sur ceux qui fuyaient entre les arbres. L’officier tomba sans lâcher son fanion, les pieds à l’extrémité de la ligne, ses jumelles sur la poitrine. Ils soufflèrent. Dans ces moments trop rapides on ne voit pas les gens. Ce sont des masses qui gênent, des sacs où l’on enfonce la lame, en espérant qu’elle ne se brise pas, des sacs posés debout, dans lesquels on tire, et ils plient, ils tombent, ils ne gênent plus, on continue. Ils se comptèrent. Plusieurs corps restaient allongés là où ils étaient tout au début, atteints par les mortiers ; ils n’avaient pas bougé, ils n’avaient pas compris l’ordre qui passait d’homme couché en homme couché, ou bien avaient agi trop tard. La vie, la mort dépendent de calculs erratiques ; celui-là tomba juste, les suivants on verrait. Plus haut dans la forêt ils entendirent des coups de sifflet prolongés. Ils filèrent.

 

Cela dura pendant des semaines. Ses pêcheurs tenaient tant bien que mal. Ils furent atteints de maladies que jamais ils n’avaient rencontrées dans la baie. L’effectif fondait lentement. Ils s’aguerrirent. Ils disparurent en quelques secondes une fin d’après-midi. Ils marchaient en file sur une diguette surélevée, le soleil s’inclinait, leurs ombres s’étiraient sur le plan d’eau de la rizière, une chaleur collante montait de la boue, l’air devenait orange. Ils longèrent un village silencieux. Une mitrailleuse cachée dans un bosquet de bambous les faucha presque tous. Salagnon n’eut rien. Le radio, l’interprète et deux hommes, tous ceux qui étaient près de lui survécurent. L’aviation incendia le village à la nuit tombée. À l’aube, avec une autre section qui était venue par la route, ils retournèrent les cendres mais ne retrouvèrent aucun corps ni aucune arme. La compagnie détruite fut administrativement dissoute. Salagnon retourna à Hanoï. La nuit, allongé sur le dos et les yeux grands ouverts, il se demandait pourquoi la rafale avait duré si peu, pourquoi elle s’était arrêtée juste avant lui, pourquoi ils n’avaient pas commencé à tirer sur la tête de la colonne. Survivre l’empêchait de dormir.

 

« L’espérance de vie d’un jeune officier juste arrivé de France ne dépasse pas le mois. Tous ne meurent pas, mais beaucoup. Mais si on ôte de cette cohorte les morts du premier mois, alors l’espérance de vie de nos officiers augmente d’une façon vertigineuse.

— Dites, Trambassac, vous avez vraiment le temps de faire ces calculs sinistres ?

— Comment espérer faire la guerre sans utiliser de chiffres ? La conclusion de ces calculs, c’est qu’on peut faire confiance aux officiers qui passent le premier mois. On peut leur confier un commandement, ils tiendront, puisqu’ils ont tenu.

— C’est idiot. Venez-vous de démontrer que l’on confie un commandement à ceux qui survivent ? À qui les confierait-on ? Aux morts ? Nous n’avons que les vivants de disponibles. Alors arrêtez vos calculs de probabilité ; la guerre n’est pas probable, elle est certaine. »

 

On confia à Victorien Salagnon une escouade de Thaïs des montagnes, quarante types qui ne comprenaient rien à l’égalitarisme autoritaire du Viêt-minh, et ne supportaient pas, génération après génération, les Tonkinois de la plaine. Leurs sous-officiers parlaient vaguement français, et en plus du sous-lieutenant Mariani, sorti de l’école militaire et juste arrivé de France, on lui détacha Moreau et Gascard, lieutenant et sous-lieutenant, venus d’il ne savait où. « Ce n’est pas inhabituel, comme encadrement ? » demanda Salagnon. Ils étaient allés boire un verre sous les frangipaniers, la veille de remonter la rivière Noire. « Si. » Cela semblait le faire sourire, Moreau, d’un sourire comme une coupure au rasoir entre des lèvres fines qui l’on voyait à peine, sous une moustache noire rectiligne, coupée au millimètre, même moins, qui brillait de cosmétique. On ne pouvait savoir exactement s’il souriait. Gascard, colosse rougeaud, hochait simplement la tête, vidait son verre et commandait à nouveau. Le soleil se coucha, des lampions accrochés aux branches donnaient une multitude de lumières. Les cheveux plaqués de Moreau brillaient, tranchés d’une raie droite. « C’est beaucoup ; ça fait double usage, surtout. Mais ça se comprend. » Sa voix heureusement était plus chaude qu’on ne la supposait à ce visage trop lisse et trop fin, sinon il aurait fait peur. Il était inquiétant quand il ne disait rien. « Et comment cela se comprend ? – Celui qui commande, c’est vous, la baraka vous donne les galons ; et le petit sorti de l’école, qui a des coups de soleil, on vous le confie pour qu’il apprenne. – Et vous ? – Nous ? On perd nos galons à mesure qu’on les gagne. Gascard par pochardise, et moi par excès de zèle vis-à-vis de l’ennemi, et un peu d’impolitesse vis-à-vis des supérieurs. Par contre, nous sommes increvables. On ne compte plus dans leurs papiers, mais on sait faire, alors on nous met là. Ils disent : “Bon débarras ! Ça fera une bande : un type qui survit, deux coureurs de brousse, un petit nouveau qui apprendra bien quelque chose, et un nombre indéfini d’hommes d’armes. On lâche ça dans la jungle, et messieurs les Viets, garez vos fesses !” Quand la situation est difficile, la superstition ça va aussi bien qu’autre chose. »

Salagnon préféra en rire. Il lui semblait qu’aller dans la montagne avec ces deux-là, avec quarante gaillards en guerre immémoriale contre les paysans des plaines, cela valait une assurance-vie. Ils burent pas mal, le petit Mariani semblait bien se plaire en Indochine, ils rentrèrent à leurs quartiers éméchés, dans l’odeur de lait impalpable des fleurs blanches, et ils passèrent devant les vitrines illuminées du Grand Hôtel du Tonkin. Il y avait là des administrateurs civils, des Annamites de hautes castes, des femmes aux épaules découvertes, des militaires des trois armes en uniforme de parade, et Trambassac en treillis mais avec toutes ses décorations. Cela brillait. On jouait de la musique, on dansait. De très belles femmes à longs cheveux noirs valsaient à tout petits pas, avec cette retenue aristocratique qui déclenchait chez les militaires du Cefeo de grandes amours désespérées. Moreau, ivre mais le pas ferme, bouscula le planton de l’entrée et alla droit sur le bar où les généraux et les colonels, tous brillant de dorures, discutaient à mi-voix une flûte de champagne à la main. Salagnon le suivait, en retrait, inquiet, Gascard et Mariani trois pas derrière.

« Je pars à l’aube, mon colonel, avec des chances raisonnables de me faire tuer. Je n’ai rien touché de l’ordinaire, il puait le réchauffé plusieurs fois, et le quart de rouge que l’on nous sert, il pourrait dégraisser nos armes tant il est acide. »

Les officiers supérieurs se tournaient sans oser intervenir vers cet homme inquiétant, frêle et impeccablement coiffé, visiblement ivre mais à la diction nette. Sa bouche fine sous une moustache étroite inquiétait un peu. Trambassac souriait.

« Mais je vois que vous êtes au champagne. Le foie gras des toasts ne fond pas avec ces chaleurs ? »

La surprise passée les généraux s’apprêtaient à protester, puis à sévir, quelques colonels athlétiques avaient posé leur verre et s’étaient approchés. Trambassac les arrêta d’un geste paternant. « Lieutenant Moreau, vous êtes mon invité, et vous aussi, Salagnon, et les deux autres qui se cachent derrière vous. » Il prit des flûtes pleines sur le plateau que lui présentait un boy, les distribua aux jeunes gens ébahis et en garda une. « Messieurs, dit-il en s’adressant à tous, vous avez devant vous le meilleur de notre armée. À la ville, ils sont des gentilshommes à l’honneur chatouilleux, en campagne ce sont des loups. Demain ils partent, et je plains le général Giap et son armée de gueux. Messieurs, vive l’arme aéroportée, vive l’Empire, vive la France ; vous êtes son glaive, et je suis fier de boire à votre courage. »

Il leva son verre, tous l’imitèrent, burent, il y eut quelques applaudissements. Moreau ne sut pas comment enchaîner. Il rougit, leva son verre, et but. La musique reprit, et le murmure des conversations. On ne s’occupa plus des quatre jeunes lieutenants sans décorations. Trambassac reposa son verre à demi plein sur le plateau d’un boy qui passait et vint taper sur l’épaule de Moreau. « Vous partez à l’aube, mon garçon. Restez encore un moment, profitez, et ne vous couchez pas trop tard. Prenez des forces. »

Il disparut dans la foule chamarrée. Ils ne restèrent pas, Salagnon prit Moreau par le bras et ils ressortirent. L’air chaud du dehors ne les dégrisait pas, mais cela sentait bon les fleurs géantes. Des chauves-souris voletaient sans bruit autour d’eux.

« Tu vois, dit doucement Moreau, je me fais toujours avoir. Il me faudra jusqu’à demain pour me remettre en colère. »

 

On ne peut le savoir avant d’y avoir été : comment c’est ; et pour cela, il faut y aller ; et là encore, la langue peine. On voit bien alors que l’on ne parle jamais que de choses connues, on ne parle qu’entre gens d’accord, qui savent déjà, et avec eux il est à peine besoin de dire, il suffit d’évoquer. Ce que l’on ne connaît pas, il faut le voir, et ensuite se le dire : ce que l’on ne connaît pas reste toujours un peu lointain, toujours hors d’atteinte malgré les efforts de la langue, qui est surtout faite pour évoquer ce que tout le monde connaît déjà. Salagnon s’enfonça dans la forêt avec trois jeunes officiers et quarante types dont il ne parlait pas la langue.

Vue d’avion, la forêt moutonne ; cela n’est pas déplaisant. Elle adoucit les reliefs de la Haute-Région, elle atténue les calcaires aigus d’un tapis de laine verte, elle défile uniformément sous la carlingue, bien serrée, et d’en haut il semble qu’il ferait bon s’y allonger. Mais si l’on plonge, si on traverse la canopée régulière et dense, on réalise avec horreur qu’elle n’est faite que de haillons mal cousus.

On ne l’imaginait pas si mal faite, la forêt d’Indochine ; on la savait dangereuse, cela se supporte, mais elle offre un cadre minable pour mourir. C’est surtout cela que l’on y fait, mourir, les animaux s’y entre-déchirent avec des raffinements, et les végétaux n’ont pas même le temps de tomber au sol, ils sont dévorés debout, à peine morts, par ceux qui poussent autour, et dessus.

De France on se fait des idées fausses de la forêt vierge, car celle des romans d’aventures est copiée sur les grosses plantes qui poussent à côté de la fenêtre dans les salons surchauffés, et les films de jungle sont tournés dans les jardins botaniques. Cette forêt vue en livres, bien charnue, on lui prête une admirable fertilité ; on lui croit un ordre dans lequel on progresserait au sabre d’abattis, avec au cœur la joie de l’appétit, au ventre la tension de la conquête, tout ruisselant de la bonne sueur de l’effort qu’un bain dans la rivière dissipera. Ce n’est pas du tout ça. Du dedans, la forêt d’Indochine est mal foutue, plutôt maigre, et elle n’est même pas verte. D’avion, c’est moelleux ; de loin, compact ; mais dedans, à pied sous les arbres, quel pauvre désordre ! C’est planté n’importe comment, pas deux arbres pareils côte à côte, chacun à demi étouffé s’appuyant sur l’autre, tous tordus, agrippant toutes les branches qu’ils peuvent atteindre, tous mal plantés dans un sol miteux, trop maigre, pas même entièrement recouvert de feuilles tombées ; ça pousse en tous sens, à toute hauteur, et ce n’est pas vert. Les troncs grisâtres se battent pour rester droits, les branches ocre malade s’entrelacent sans que l’on sache à qui elles appartiennent, les feuillages troués, comme poudrés de gris, peinent à gagner le ciel, des lianes marron tentent d’entraver tout ce qui les dépasse, cela germine avec une hâte qui évoque plus la maladie et la fuite que la croissance harmonieuse du végétal.

On imagine une forêt dense, il s’agit d’un débarras. Le niveau du sol, là où l’on marche, est non pas gorgé de fécondité mais encombré de débris de chute. On se prend les pieds dans les racines qui poussent dès la moitié du tronc, les troncs se couvrent de poils qui durcissent en épines, les épines couvrent la bordure des feuilles, les feuilles deviennent tout autre chose que des feuilles, trop cirées, trop molles, trop grandes, trop gonflées, trop cornues, c’est selon ; le trop est leur seule règle. La chaleur humide dissout l’entendement. Des insectes zizillent en permanence, en petits essaims qui suivent toute source de sang chaud, ou cliquettent sur les feuilles, ou rampent, déguisés en branches. Une diversité phénoménale de vers imprègnent le sol, grouillent, et il bouge. On y est enfermé, dans la forêt d’Indochine, comme dans une cuisine close, portes fermées, fenêtres fermées, aération fermée, et l’on aurait allumé tous les feux pour chauffer à gros bouillons des gamelles d’eau sans mettre de couvercle. La sueur coule dès les premiers pas, les vêtements se détrempent, les gestes fondent dans la gêne ; on dérape sur le sol ramolli. Malgré l’énergie hygrothermique qui fuse de tout, qui jaillit des corps, l’impression dominante que donne la forêt est celle d’une pauvreté maladive.

« Marcher en forêt » n’a un sens sain et joyeux que dans l’Urwald européenne, où les arbres semblables s’alignent sans se gêner, où le sol élastique craque un peu sous les pas, frais et sec, où l’on voit le ciel paraître entre les feuillages, où l’on peut marcher en le regardant sans craindre de trébucher dans d’affreux désordres. « Marcher en forêt » n’a pas ici le même sens, cela évoque d’aller dans une moisissure géante, qui pousse sur de gros amas de vieux légumes. On ne s’y promène pas, on y exerce un métier. Pour certains c’est de saigner les arbres à caoutchouc, d’autres ramassent le miel sauvage, d’autres encore découvrent des gisements de pierres rares, ou coupent de gros tecks qu’il faut traîner jusqu’au fleuve pour les emporter. On s’y égare, on y meurt de maladies, on s’y entretue. Pour Salagnon, son métier est de chercher le Viêt-minh, et de s’en sortir s’il le peut. S’il le peut, sortir de cette moisissure, s’il le peut, se répète-t-il en boucle. Tout ici conspire à rendre la vie fragile et détestable. Il ne regretta pas de faire la majeure partie du trajet en bateau.

 

Le nom de bateau convient mal au LCT, le Landing Craft for Tanks qui sert à transporter les hommes sur les rivières d’Indochine. On les appelle plutôt chalands, ce sont des caisses de fer à moteur, et ils remontent la rivière brune dans une pétarade molle toujours proche de s’étouffer, un bruit qui a du mal à se propager dans l’air trop épais, trop humide, trop chaud. Peut-être le bruit du moteur n’atteignait-il même pas les rives, et peut-être les enfants qui menaient de gros buffles noirs en laisse ne les entendaient-ils pas ; ils voyaient les machines remonter le fleuve en silence, avec peine, dans un bouillon lent de boue liquide. Les LCT n’avaient pas été construits pour cela. Fabriqués en vitesse, au plus simple, ils devaient poser le matériel lourd sur les îles du Pacifique, on devait pouvoir en perdre sans les regretter. La guerre finie, il en restait plein. Ici le matériel lourd manque ; il tombe en panne, il saute sur les mines, il ne sert à rien contre des hommes cachés. Alors avec les LCT on transportait les soldats sur les rivières, on les chargeait avec leurs bagages et leurs munitions dans les grandes cales à ciel ouvert, et par-dessus on avait posé des toits légers pour les protéger du soleil, tendu des filets sur des perches pour les protéger des grenades jetées de la rive, ou d’un sampan frôlé d’un peu près. Avec leur abri de toile et de bambou, leur cale remplie d’hommes somnolents, leur métal rongé de rouille, leurs parois de tôle cabossée et percée de chapelets d’impacts, ces bateaux américains simples et fonctionnels, comme tout ce qui est américain, prenaient comme tout en Indochine un air tropicalisé, bidonvillesque, un air de fatigue et de bricolage qu’accentuait le martèlement mouillé du diesel ; on s’attendait à chaque instant qu’il s’étouffe, et que tout s’arrête.

Le marin qui commandait le convoi de LCT, que Salagnon appelait capitaine par ignorance des grades de la marine, vint s’accouder avec lui au bordage et ils regardèrent passer l’eau. Elle transportait des touffes d’herbe arrachées, des grappes de jacinthe d’eau, des branches mortes qui lentement dérivaient vers l’aval.

« Ici, voyez-vous, le seul chemin un peu propre, c’est la rivière, dit-il enfin.

— Propre, vous trouvez ? »

Le mot amusait Salagnon, car l’eau brune qui glissait le long des flancs du chaland était si lourde de boue que l’étrave et les hélices ne produisaient pas de mousse ni d’écume ; l’eau chargée de limon s’agitait un peu à leur passage puis redevenait l’étendue lisse, sur laquelle ils glissaient sans la déranger.

« Je suis marin, lieutenant, mais je tiens à garder mes jambes. Et pour cela, dans ce pays, il faudrait ne plus marcher. Je n’ai pas confiance dans le sol. Les routes ici il n’y en a guère, et quand il y en a, on les coupe ; on les barre d’arbres sciés pendant la nuit, on creuse des tranchées en travers, on provoque des éboulements pour les faire disparaître. Même le paysage nous en veut. Quand il pleut, les routes sont de la boue, et quand on met le pied dessus ça saute ; ou bien ça cède, et on passe à travers, le pied dans un trou et au fond du trou il y a des pointes. Moi je ne vais plus sur la terre qu’ils appellent ferme, qui ne l’est pas, je ne me déplace qu’en bateau, sur les rivières. Comme ils n’ont pas de mines flottantes ou de torpilles, c’est propre. »

Les trois LCT en file remontaient la rivière, les hommes somnolaient dans la cale sous leur abri de toile, la tôle vibrait, on sentait le frottement de l’eau épaisse sur le flanc mince des bateaux. Sur cette voie sans ombre le soleil les écrasait, la chaleur les entourait de vapeur où la lumière se réfléchissait, éblouissante. Les digues d’argile cachaient le paysage, il en dépassait des bouquets d’arbres et des toits de chaume regroupés. Des barques attachées ondulaient à leur passage, chargées de femmes accroupies avec du linge, de pêcheurs en guenilles, d’enfants nus qui les regardaient passer puis sautaient dans l’eau en riant. Tout, du sol au ciel, baignait dans le jaunâtre un peu vert, une couleur de drap militaire usé, une couleur d’uniforme d’infanterie coloniale prêt à céder si on tire brusquement dessus. Le martèlement humide des moteurs les accompagnait toujours.

« Le problème de ces rivières, ce sont les rives. En Europe, c’est toujours calme, un peu triste mais apaisant. Ici il y a un tel silence qu’on croit toujours qu’on va se faire tirer dessus. Rien ne se voit mais on est épié. Et ne me demandez pas par qui, j’en sais rien, personne n’en sait rien, personne ne sait jamais rien dans ce sale pays. Je ne supporte pas leur silence ; je ne supporte pas non plus leur bruit, d’ailleurs. Dès qu’ils parlent, ils crient, et quand ils se taisent, leur silence fait peur. Vous avez remarqué ? Alors que leurs villes sont un tel ramdam, leurs campagnes sont un cauchemar de silence. Des fois on se frappe les oreilles pour vérifier qu’elles fonctionnent. Il se passe des choses ici que l’on n’entend pas. Je n’en dors plus ; je crois être sourd, je me réveille en sursaut, mon moteur me rassure, mais j’ai peur qu’il s’arrête ; je vérifie les rives, et toujours rien. Mais je sais qu’ils sont là. Pas moyen de dormir. Il faudrait que les rives soient vraiment loin pour que je dorme en paix. En pleine mer, je crois. Là je dormirais enfin. Enfin. Parce que j’ai accumulé des envies de dormir pour plusieurs années. Je ne sais pas comment je vais rattraper ça. Vous n’imaginez pas ce que je pourrais dormir si j’étais en pleine mer. »

Un choc mou attira leur attention ; ils virent un corps humain, visage dans l’eau, bras et jambes étendus, se heurter sans brutalité à la coque ; puis sans insister, il glissa tout au long du flanc du chaland, il tournoyait, et disparut en aval. Un autre suivit, puis un autre, et puis d’autres encore. Des corps allongés descendaient la rivière, ils flottaient sur le ventre, leur visage immergé jusqu’à produire une angoisse d’étouffement, ou bien sur le dos, leur visage gonflé tourné vers le ciel, l’emplacement des yeux réduit à des fentes. Pivotant lentement sur eux-mêmes, ils descendaient la rivière. « Qu’est-ce que c’est ? – Des gens. » L’un se coinça contre l’avant aplati du LCT, émergea à demi, se cambra, et n’en bougea plus, il remonta la rivière en leur compagnie. Un autre glissa derrière, fut happé par les remous de l’hélice et l’eau devint brunâtre, rouge sang mélangé de boue, et un demi-corps poursuivit sa route, heurta l’autre LCT, et coula. « Mais bon dieu ! Écartez-les ! » Des marins se munirent de gaffes, penchés à l’avant ils repoussèrent les corps loin de la coque, ils les piquaient, les écartaient, ils les relançaient dans le courant pour éviter que le bateau ne les touche.

« Mais écartez-les, bon dieu, écartez-les ! »

Des dizaines de corps descendaient la rivière, une réserve inépuisable de corps s’écoulait par la rivière, les femmes flottaient entourées de leurs cheveux noirs étendus autour d’elles, les enfants pour une fois allaient sans brusqueries, les hommes se ressemblaient tous dans le pyjama noir qui sert d’uniforme à tout le pays. « Écartez-les, bon dieu ! » Le capitaine répétait en hurlant toujours le même ordre, d’une voix qui devenait aiguë, « Écartez-les, bon dieu ! » et ses poings serrés blanchissaient. Salagnon essuya ses lèvres, il avait dû vomir, sans s’en apercevoir, très vite, il restait une écume amère dans sa bouche, quelques gouttes jaillies de son estomac brutalement essoré. « Qui c’est ? – Des villageois. Des gens assassinés par des pillards, des bandits, ces salopards qui hantent la forêt. Des gens qui passaient sur la route, violentés, détroussés, jetés au fleuve. Vous voyez, les routes de ce pays ! Il s’y passe chaque jour des choses horribles. »

Des corps flottants glissaient le long des trois LCT qui remontaient la rivière, seuls, par paquets agglomérés, certains avaient l’uniforme brunâtre, mais on ne pouvait en être sûr, car les vêtements ici se ressemblent, et puis tout était mouillé, gonflé, imprégné d’eau jaune, ils passaient au loin et personne n’allait vérifier. La pétarade molle des diesels continuait, et le ahanement des gaffeurs.

« Je veux vraiment revoir la mer », murmura le capitaine quand le banc macabre fut passé. Il relâcha le bordage de métal et à travers la peau sèche de ses joues Salagnon voyait ses mouvements intérieurs : les muscles de ses mâchoires palpitaient comme un cœur, sa langue frottait maniaquement sur ses dents. Il tourna les talons, s’enferma dans la cabine étroite aménagée à côté des moteurs, et Salagnon ne le vit plus jusqu’à la fin du voyage. Il essayait de dormir, peut-être ; et peut-être y parvenait-il.

Plus haut, ils doublèrent un village incendié. Il fumait encore mais tout avait brûlé, le chaume des toits, les palissades de bambou, les cloisons de bois tressé. Il ne restait que des poutres verticales noircies et des tas fumants, entourés de palmiers étêtés et de cadavres de cochons. Des barques coulées dépassaient de la surface de l’eau.

Une traction avant s’engagea sur la digue, toute noire comme en France, inattendue en ces lieux ; elle roula à petite vitesse dans le même sens que les bateaux, sur le chemin au bord de l’eau que n’empruntaient que les buffles. Ils allèrent un moment de conserve, la traction suivie d’un nuage de poussière, puis elle s’arrêta. Deux hommes en chemisette à fleurs sortirent en traînant un troisième vêtu de noir, qui avait les poignets liés derrière le dos, un Vietnamien à la tignasse épaisse, une lourde mèche en travers des yeux. Ils l’accompagnèrent main sur l’épaule au bord de la rivière, où ils le firent agenouiller. L’un des hommes en chemisette leva un pistolet et l’abattit d’une balle dans l’arrière du crâne. Le Vietnamien bascula en avant et tomba dans la rivière ; du bateau ils entendirent ensuite le coup de feu étouffé. Le corps flottait à plat ventre, il resta au bord puis trouva une veine de courant et commença de dériver, il s’éloigna de la berge et descendit la rivière. L’homme en chemisette à fleurs passa son arme dans son pantalon de toile et leva la main pour saluer les LCT. Les soldats lui répondirent, certains en riant et lançant des hourras que peut-être il put entendre. Ils regagnèrent la traction avant et disparurent le long de la digue.

« La Sûreté », murmura Moreau.

Salagnon le sentait toujours venir car Moreau au réveil se peignait soigneusement, traçait une raie bien nette et appliquait une noisette de brillantine qui fondait à la chaleur. Quand Moreau s’approchait cela sentait le coiffeur.

« Tu as dormi ?

— Somnolé sur mon sac, entre mes Thaïs. Eux ils dorment, ils savent dormir partout ; mais comme des chats. Quand je me suis levé, avec le moins de gestes possibles, aucun bruit – j’étais assez fier de la performance –, j’ai vu que mes deux voisins, sans ouvrir les yeux, avaient serré leur poing sur leur poignard. Même endormis, ils savent. J’ai des progrès à faire.

— Tu les reconnais comment, les types de la Sûreté ?

— La traction, le flingue dans la culotte, la chemise flottante. Ils se montrent, ils sont les notables du crime, ils règnent. Ils chopent des types, ils interrogent, ils flinguent. Ils ne se cachent pas, ils ne craignent rien, jusqu’à ce qu’on les flingue à leur tour. Alors il y a des représailles, et ça continue.

— Et ça sert à quelque chose ?

— Ils sont la police, ils cherchent du renseignement, c’est leur métier. Parce que si on peut traverser ce pays sans voir aucun Viet alors qu’il en grouille, c’est qu’on manque de renseignements. Alors on fait tout pour en avoir. Ils attrapent, ils interrogent, ils mettent en fiches et ils liquident, une vraie industrie. J’en ai rencontré un dans une petite ville du Delta, il avait la même chemisette à fleurs, le même flingue dans la culotte, il se traînait comme une âme en peine, désespéré. Il cherchait du renseignement, comme le veut sa fonction, et puis rien. Il avait interrogé les suspects, les amis des suspects, les relations des amis des suspects, et toujours rien.

— Il ne trouvait pas les Viets ?

— Oh, ça, on n’en sait jamais rien, et lui non plus. On peut toujours interroger des suspects, ils diront toujours quelque chose, qui amènera à d’autres suspects. Le travail ne manque pas, et il porte toujours des fruits, peu importe son utilité. Mais ce qui le désespérait vraiment, ce type qui était la police dans une petite ville du Delta, c’est d’avoir liquidé au moins cent bonshommes et n’avoir reçu ni citation ni avancement. Hanoï faisait comme s’il n’existait pas. Il était amer, il arpentait la rue de la petite ville, allait d’un café à l’autre, découragé, ne sachant plus comment faire, et tous les gens qui le croisaient baissaient les yeux, rebroussaient chemin, descendaient du trottoir pour lui laisser la place, ou bien lui souriaient ; on s’enquérait de sa santé avec beaucoup de courbettes, car plus personne ne savait comment faire, s’il fallait ou non lui adresser la parole pour lui échapper, s’il fallait avoir l’air de rien ou avoir l’air avec lui. Et lui il ne remarquait rien, il traînait dans les rues avec son pistolet dans la culotte en pestant contre les lenteurs de l’Administration qui ne reconnaissait pas son travail. Il n’avait jamais rien trouvé mais il était efficace ; il n’avait jamais trouvé trace du Viêt-minh mais il faisait son boulot ; si un réseau clandestin avait voulu s’installer, il n’aurait pas pu, faute de militants potentiels, qu’il avait liquidés préventivement ; et on ne le reconnaissait pas à sa juste valeur. Il en était mortifié. »

Moreau finit avec un petit rire, de ce rire qu’il avait, pas désagréable mais pas drôle non plus, un rire comme son nez efflanqué, un rire comme sa moustache fine qui redoublait ses lèvres fines, un rire net et sans joie qui glaçait sans que l’on sache pourquoi.

« Finalement, nous ne supportons pas le climat des colonies. Nous moisissons de l’intérieur. Sauf toi, Salagnon. On dirait que sur toi tout passe.

— Je regarde ; alors je me fais à tout.

— Moi aussi je me fais à tout. Mais c’est bien ça qui m’inquiète : je ne m’adapte pas, je mute ; quelque chose d’irréversible. Je ne serai plus jamais pareil.

« Avant de venir ici j’étais instituteur. J’avais autorité sur un groupe de petits garçons remuants. Je les tenais à la trique, au bonnet d’âne, à la gifle s’il le fallait, ou à la mise au piquet, à genoux, sur une règle. Dans ma classe on ne chahutait pas. Ils apprenaient par cœur, ne faisaient pas de fautes, ils levaient le doigt avant de parler, ils ne s’asseyaient qu’à mon ordre, si tout était calme. J’avais appris ces techniques à l’École normale et par observation. La guerre est venue, j’ai changé de métier pour un temps, mais comment pourrais-je revenir maintenant ? Comment pourrais-je être de nouveau devant de petits garçons ? Comment pourrais-je supporter le moindre désordre avec ce que je sais ? J’ai ici autorité sur un peuple entier, j’utilise les mêmes techniques apprises à l’École normale et par observation, mais je les pousse à bout, pour des adultes. Je vois plus grand. Il n’est pas ici de parents à qui je pourrais dénoncer les frasques de leur marmaille pour que le soir ils les punissent. Je fais tout moi-même. Comment pourrais-je revenir devant des petits garçons ? Comment ferais-je pour maintenir l’ordre ? En tuerais-je un dès le premier chahut, par réflexe, comme exemple ? Mènerais-je des interrogatoires poussés pour savoir qui a lancé une boulette imprégnée d’encre ? Il vaut mieux que je reste là. Ici la mort est sans trop d’importance. Ils n’ont pas l’air d’en souffrir. Entre morts, entre futurs morts, nous nous comprenons. Je ne pourrais pas revenir devant une classe de petits garçons, ce serait déplacé. Je ne sais plus faire. Ou plutôt si, je sais trop bien faire, mais je fais en grand. Je suis coincé ici ; je reste ici, en espérant ne jamais rentrer, pour le bien des petits garçons de France. »

 

L’horizon s’élevait comme un pliage de papier, des collines triangulaires montaient comme si on repliait le sol plat ; la rivière fit des méandres. Ils pénétrèrent dans la forêt ininterrompue. Le courant se faisait plus vif, l’hélice des LCT martelait l’eau avec plus de force, on craignait davantage qu’elle ne s’arrête ; un épais velours vert ourlait les rives, les collines devenaient de plus en plus hautes, plus escarpées, se mêlaient aux nuages qui descendaient bas.

« La forêt c’est pas mieux, grommela le capitaine en sortant de sa cabine. On croit que c’est vide, on croit que c’est propre, on croit qu’on est enfin tranquille… Tu parles ! ça grouille, là-dessous. Une rafale là-dedans, et t’en tues quinze. Et là-bas ! Arrose la rive. »

Le servant de la mitrailleuse arrière fit pivoter l’arme et tira une longue rafale sur les arbres de la rive. Les soldats sursautèrent, et l’acclamèrent. Les grosses balles explosaient sur les branches, des cris de singes retentirent, des oiseaux s’envolèrent. Des débris de feuilles et de bois éclaté tombèrent dans l’eau.

« Voilà, conclut le capitaine. Il n’y en avait pas beaucoup aujourd’hui, mais l’endroit est nettoyé. Vivement qu’on arrive. Vivement que ça s’arrête. »

Il les déposa dans un village en ruine, sur une berge labourée de trous. Les caisses de munitions furent emportées par des prisonniers marqués PIM sur leur dos, en grosses lettres, gardés par des légionnaires qui ne faisaient pas attention à eux. Des sacs de sable empilés aussi soigneusement que des briques entouraient ce qu’il restait des maisons, barraient les rues de retranchement, entouraient les pièces d’artillerie au long tube dressé, toutes tournées vers les collines d’un vert profond où glissaient des lambeaux de brume. Les habitants avaient disparu, il ne restait que des vestiges cassés de la vie courante, des paniers, une sandale, des pots cassés. Des légionnaires casqués veillaient derrière les parapets de sacs pendant que d’autres, à la pelle, continuaient en fouissant de fortifier le village. Ils travaillaient tous en silence, avec le sérieux implacable de la Légion. Ils dénichèrent le commandement dans une église au toit troué. Dans la nef on avait poussé de côté les gravats et les bancs cassés, dégagé l’autel où les officiers avaient pris place ; la sainte table était parfaitement dressée, avec nappe blanche et assiettes de porcelaine à filet bleu, des cierges allumés tout autour donnaient une lumière tremblante qui se reflétait sur les verres propres et les couverts. En uniforme poussiéreux, leur képi blanc impeccable posé à côté d’eux, les officiers étaient servis par un planton en jaquette dont tous les gestes montraient la grande compétence.

« Des camions ? Pour monter vos types ? Vous rigolez ? » dit un colonel la bouche pleine.

Salagnon insista.

« Mais je n’ai pas de camions. Ils sautent sur les mines, mes camions. Attendez le convoi terrestre, il arrivera bien un jour.

— Je dois rejoindre le poste.

— Eh bien allez-y à pied. C’est par là, dit-il en désignant de sa fourchette la fenêtre ogivale. Et maintenant laissez-nous finir. C’est le dîner d’hier que nous n’avons pas pu prendre à cause d’une attaque. Heureusement, il est intact. Notre planton a servi comme maître d’hôtel dans le plus grand établissement de Berlin, avant que les orgues de Staline n’en fassent un tas de sable. Il sert parfaitement, même dans les ruines, on a bien fait de l’emmener. Apportez la suite. »

Le planton, impassible, apporta une viande qui sentait bon la viande, chose rare en Indochine. Alors Moreau s’approcha.

« Mon colonel, je me permets d’insister. »

L’autre, la fourchette déjà plantée dans un morceau saignant, suspendit son geste à mi-chemin entre l’assiette et sa bouche ouverte ; il releva les yeux d’un air mauvais. Mais Moreau avait ceci de particulier, ce petit homme maigre et disgracieux, que lorsqu’il demandait quelque chose de cette voix qui ne crie jamais, qui passe entre ses lèvres fines, on le lui donnait, comme s’il s’agissait d’une question de vie ou de mort. Le colonel en avait vu d’autres, il se foutait bien de ses camions, et il avait très envie de terminer enfin son repas.

« Bon. Je vous prête un camion pour les munitions, mais je n’en ai pas plus. Pour les hommes, c’est à pied. La piste est à peu près sûre. Mais il faudrait que la coloniale arrête de compter sur nous. »

Moreau se tourna vers Salagnon, qui acquiesça ; il était de nature conciliante, au fond, mais n’en était pas très fier. Ils laissèrent le service reprendre, ils sortirent.

« Trambassac n’a pas tort. Ici c’est le capitaine, ses preux, et ses hommes d’armes ; chacun avec sa bande.

— Eh bien voilà la tienne, de bande. »

Mariani et Gascard assis sur des caisses les attendaient, et les quarante supplétifs thaïs accroupis, s’appuyant sur leur fusil qu’ils tenaient comme des lances. Mariani se leva à leur approche, il vint en souriant aux nouvelles ; il s’adressait à Moreau.

 

Cela leur prit trois jours par la piste. Ils montèrent en file, leur arme en travers des épaules. Ils ruisselèrent vite de sueur de grimper par de fortes pentes en plein soleil. L’ombre au bord, ils ne s’en approchaient pas, c’était la forêt donc une infinité de caches, de pièges, de fils entre les arbres reliés à des mines, de tireurs patients assis entre les branches. Les deux murs verts les oppressaient, alors ils marchaient au milieu, en plein soleil. Et parfois une clairière aux bords brûlés marquait l’effet de l’artillerie à longue portée, ou de l’aviation ; un camion noirci basculé sur le bas-côté, troué de balles, témoignait d’une échauffourée inconnue, dont tous les témoins étaient morts. Heureusement qu’on ne laissait pas traîner les morts car sinon la piste en aurait été semée. On ne laisse pas traîner les morts, on les ramasse, sauf dans la rivière. Sauf dans la rivière, pensait Salagnon en peinant du poids de son sac, du poids de son arme en travers de ses épaules. Mais que signifiaient-ils, ces morts dans la rivière ? On répugne à toucher les corps morts, alors parfois on les laisse, mais pourquoi les jeter à la rivière ? Chaque pas était pénible sur cette mauvaise piste qui montait, et des pensées désagréables venaient avec la fatigue, avec ce découragement que donne l’épuisement des muscles. Le soir ils s’endormirent dans les arbres, suspendus dans des hamacs de corde, la moitié d’entre eux éveillés gardant l’autre moitié endormie.

Au matin, ils continuèrent de marcher sur la piste dans la forêt. Il ne savait pas qu’il pouvait être aussi difficile de lever un pied pour le poser devant l’autre. Son sac plein de pièces métalliques le tirait en arrière, ses armes pesaient, de plus en plus, les muscles de ses cuisses se tendaient comme les câbles d’un pont, il les sentait grincer à chaque oscillation ; le soleil le séchait, l’eau qu’il contenait coulait au dehors, chargée en sel, il se couvrait d’auréoles blanches.

Au soir du troisième jour ils parvinrent à une crête, et le paysage de collines s’ouvrit en contrebas dans un brusque mouvement d’éventail. Une herbe jaune les entourait, brillant d’éclats dorés au soleil du soir, et la piste, en terrain plat, passait au milieu de ces herbes qui arrivaient à l’épaule, comme une tranchée sombre. De cette crête on voyait loin ; les collines se succédaient jusqu’à l’horizon, les premières d’un vert humide de pierre précieuse, et les suivantes dans les tons turquoise, d’un bleuté de plus en plus doux, dilués par la distance jusqu’à ne plus rien peser, jusqu’à se dissoudre dans le ciel blanc. La longue file d’hommes bossus, pliés sous leur sac, s’arrêta pour souffler, et tout ce paysage incroyablement léger s’insuffla en eux, le bleu pâle et le vert tendre les remplirent, et ils repartirent d’un pas vif vers le poste posé sur la crête.

Un sergent indigène fit ouvrir la porte, les accueillit, il s’occupait de tout. Les tirailleurs étaient accroupis dans la cour, aux tours d’angle couvertes de chaume. Salagnon chercha autour de lui un visage européen. « Vos officiers ? – L’adjudant Morcel est enterré là-bas, dit-il. Le sous-lieutenant Rufin est en opérations, il va rentrer. Quant au lieutenant Gasquier, il ne sort plus de sa chambre. Il vous attend. – Vous n’avez plus d’encadrement ? – Si, mon lieutenant, moi. Ici les forces franco-vietnamiennes sont devenues, de fait, vietnamiennes. Mais n’est-ce pas naturel, que les choses finissent par correspondre aux mots ? » finit-il avec un sourire amusé.

Il parlait un français délicat appris au lycée, le même qu’avait appris Salagnon à dix mille kilomètres de là, à peine teinté d’un accent musical.

Le chef de poste les attendait assis à table, la chemise ouverte et le ventre bien calé, il semblait lire un journal ancien. Ses yeux rougis le parcouraient dans un sens puis dans l’autre, sans rien fixer de précis, et il ne se résignait pas à tourner les pages. Quand Salagnon se présenta, il ne le regarda pas, ses yeux continuaient à errer sur le papier comme s’il avait du mal à les lever.

« Vous avez vu ? bredouilla-t-il. Vous avez vu ? Les communistes ! Ils ont encore égorgé un village entier, pour l’exemple. Parce qu’ils refusaient de leur fournir le riz. Et ils maquillent le crime, ils font croire que c’est l’armée, la police, la Sûreté, la France ! Mais ils nous embrouillent. Ils nous trompent. Ils utilisent des uniformes volés. Et tout le monde sait que la Sûreté est infiltrée. Totalement. Par des communistes de France, qui prennent leurs ordres à Moscou. Et qui zigouillent pour le compte de Pékin. Vous, vous êtes tout neuf ici, lieutenant, alors faut pas vous faire avoir. Méfiez-vous ! » Il le regarda enfin et ses yeux tournoyaient dans leurs orbites. « N’est-ce pas, lieutenant ? Vous ne vous ferez pas avoir ? »

Ses yeux se firent vagues, et il bascula. Il se cogna le front sur la table et il ne bougea plus.

« Aidez-moi, mon lieutenant », murmura le sergent indigène. Ils le prirent par les pieds et les épaules et l’étendirent sur le lit de camp dans le coin de la pièce. Le journal dissimulait un bol de choum, dont il gardait une jarre sous sa chaise. « À cette heure il s’endort, continua le sous-officier, sur le ton que l’on prend dans la chambre d’un bébé qui dort enfin. Normalement jusqu’au matin. Mais parfois il se réveille dans la nuit, et il veut que l’on se rassemble avec l’équipement et les armes. Il veut que l’on parte en colonne dans la forêt traquer le Viet pendant la nuit, pendant qu’il ne se doute de rien. Nous avons le plus grand mal à le dissuader et à le rendormir. Il faut encore le faire boire. Heureusement qu’il rentre, à Hanoï ou en France. Il nous aurait fait tuer sinon. Vous allez le remplacer. Tâchez de tenir plus longtemps. »

 

Le camion arriva le lendemain avec les caisses de munitions et les vivres ; il ne s’attarda pas et redescendit vers la rivière en emportant Gasquier encore endormi avec son bataillon de tirailleurs. Ils l’avaient bien calé entre des caisses pour qu’il ne tombe pas, et eux suivaient à pied. La poussière retomba sur la piste et Salagnon devint chef de poste, en remplacement du précédent, trop usé, mais encore vivant, sauvé à son corps défendant par les avis raisonnables d’un sous-officier indigène.

 

Rufin rentra à la fin de l’après-midi, à la tête d’une colonne en loques. Ils avaient marché dans la forêt pendant plusieurs jours, avaient traversé les ruisseaux, s’étaient cachés dans les buissons collants, avaient dormi dans la boue. Allongés dans l’humus, ils avaient attendu ; ruisselant de sueur salée, ils avaient marché. Ils étaient tous ignoblement sales et leurs vêtements raidis de crasse, de sueur, de sang et de pus, marqués de boue ; et leur esprit aussi était en loques, épuisé d’un mélange de fatigue, de trouille, de courage féroce qui confine à la folie, qui permet à lui seul de marcher, courir et s’entretuer dans les bois pendant plusieurs jours.

« Quatre jours et surtout quatre nuits », précisa Rufin en saluant Salagnon. Son beau visage d’enfant blond était creusé mais la mèche qui balayait ses yeux restait vive, et un sourire amusé flottait sur ses lèvres. « Dieu merci, être scout m’a préparé aux longues marches. »

Les hommes voûtés qui rentraient auraient pu s’effondrer au bord de la piste, et en quelques heures ils auraient fondu et disparu, on ne les aurait plus distingués de l’humus. Mais tous ces hommes crasseux comme des clochards portaient des armes rutilantes. Ils gardaient leurs armes comme au premier jour, rectilignes, brillantes, graissées ; le corps épuisé et les vêtements à l’état de chiffons d’atelier, mais leurs armes infatigables, des armes dodues et bien nourries quelle que soit l’heure, quel que soit l’effort. Les pièces de métal qu’ils portaient luisaient comme des yeux de fauves, et la fatigue ne les ternissait pas. Dans leur esprit estompé de fatigue subsistait encore – toute seule, la dernière – la pensée qui émane de la matérialité des armes : la pensée du meurtre, violente et froide. Tout le reste était chair, tissu, et avait pourri, ils l’avaient laissé au bord de la piste et il ne leur restait plus que leur squelette : l’arme et la volonté, le meurtre aux aguets. L’arme, bien plus que le prolongement de la main, ou du regard, est le prolongement de l’os, et l’os donne forme au corps qui sinon serait mou. Sur l’os est accroché le muscle, et ainsi peut se déployer la force. La grande fatigue a cet effet : elle décape la chair et dégage les os. On peut atteindre au même état en travaillant jusqu’à tomber, front contre la table, en marchant en plein soleil, en creusant des trous à la pioche. Chaque fois on sera réduit à ce qui reste, et ce qui reste on peut le considérer le plus beau en l’homme : ce sera l’obstination. La guerre fait ça aussi.

Les hommes allèrent s’étendre et ils s’endormirent tous. Après l’agitation de leur arrivée, un grand silence se fit dans le poste, et le soleil s’inclina.

« Les Viets ? dit Rufin, mais ils sont partout, tout autour, dans la forêt. Ils passent comme ils veulent, ils descendent de la Haute-Région où nous n’allons plus. Mais nous pouvons faire comme eux, nous cacher dans les buissons et ils ne nous verront pas. »

Il s’endormit sur le dos, la tête légèrement penchée, et son beau visage d’ange, très clair, très lisse, très pur, était celui d’un enfant.

En Indochine la nuit ne traîne pas. Quand le soleil se fut couché, ils furent entourés pendant quelques minutes d’un paysage vaporisé par des montagnes de porcelaine qui ne pesaient plus rien ; les crêtes bleutées flottaient sans plus toucher aucun sol ; elles s’estompèrent, disparurent, dissoutes, et la nuit se fit. La nuit est une réduction du visible, l’effacement progressif du lointain, un envahissement par l’eau noire qui sourd du sol. Posés sur leur crête, ils perdaient pied. Ils étaient en l’air, en compagnie des montagnes flottantes. La nuit déferlait comme une meute de chiens noirs qui montaient par les chemins du fond des vals, flairaient les lisières, remontaient les pentes, recouvraient tout et à la fin dévoraient le ciel. La nuit venait d’en bas avec un halètement féroce, avec le désir de mordre, avec l’agitation maniaque d’une bande de dogues.

Quand la nuit fut tombée ils surent qu’ils seraient seuls jusqu’au jour, dans une pièce close dont les portes ne ferment pas, environnés du souffle de ces chiens noirs qui les cherchaient, geignant dans l’obscurité. Personne ne leur viendrait en aide. Ils fermèrent la porte de leur petit château mais elle n’était qu’en bambou. Leur drapeau pendait sans bouger au bout d’une longue perche, et bientôt il disparut, ils ne voyaient pas les étoiles car le ciel était voilé. Ils étaient seuls dans la nuit. Ils firent démarrer le groupe électrogène dont ils comptaient soigneusement les bidons de gasoil ; ils alimentaient en haute tension le réseau de fil de fer qui entrelaçait les bambous dans les fossés ; ils allumèrent les projecteurs aux tours d’angle, faites de troncs et de terre, et la seule lampe au plafond de la casemate. Le reste de l’éclairage était assuré par des lampes à pétrole, et par les lampes à huile des supplétifs accroupis en petits groupes dans les coins de l’enceinte.

Ce qui tombe le soir ce n’est pas la nuit – la nuit remonte des vals grouillants qui entourent le poste, au bas des pentes raides couvertes d’herbes jaunes –, ce qui tombe le soir c’est leur foi en eux-mêmes, leur courage, leur espoir d’aller un jour vivre ailleurs. Quand la nuit vient, ils se voient rester ici pour toujours, ils se voient au dernier soir, au dernier moment qui ne va nulle part, et ensuite se dissoudre dans la terre acide de la forêt d’Indochine, leurs os emportés par les pluies, leurs chairs changées en feuilles et devenues nourriture des singes.

Rufin dormait. Mariani dans la casemate bricolait la radio, il écoutait dans les grésillements des bribes de parole en français, il vérifiait mille fois qu’elle fonctionnait. Gascard assis à côté de lui commençait à boire dès la tombée du jour, avec aisance et sans trop d’attention, comme s’il prenait l’apéritif un doux soir d’été ; quand il buvait trop cela ne se voyait pas, il ne tombait jamais, il ne titubait pas, et le tremblement des lampes cachait le tremblement de ses doigts. Moreau et Salagnon, restés dehors, regardaient l’obscurité accoudés à la rambarde de terre, ils ne voyaient rien et ils parlaient très bas, comme si les chiens noirs qui recouvraient le monde pouvaient les entendre, les flairer de leur présence, et venir.

« Tu sais, chuchota Moreau, nous sommes coincés là. Nous n’avons qu’une alternative : ou bien on attend de se faire écraser un jour ou l’autre, ou égorger dans notre lit, ou la relève ; ou bien on fait comme eux, on se cache dans les buissons, et on va les taquiner la nuit. »

Il se tut. La nuit bougeait comme de l’eau, lourde, odorante et sans fond. La forêt bruissait de craquements et de cris, produisant un brouhaha qui pouvait être tout, des animaux, des mouvements de feuilles, ou bien l’ombre des combattants marchant en colonnes entre les arbres. Salagnon par réflexe adoptait un silence inquiet, un silence de guet, inutile dans l’obscurité confuse, alors qu’il aurait fallu parler, tous, parler français indéfiniment sous la lampe électrique de la casemate, pour se rappeler à soi, pour se souvenir de soi, pour exister encore un tant soit peu à soi, tant ce sentiment de soi menaçait pendant la nuit de s’évaporer. Salagnon sentit que dans les semaines qui viendraient sa santé mentale et sa survie dépendraient du nombre de bidons de gasoil dont ils disposeraient encore. Dans le noir, ici, il se perdrait.

« Alors, tu en penses quoi ?

— Je te laisse faire. »

 

Au jour, le poste ressemblait à un château fort pour soldats de plomb, de ceux que l’on construit avec de la terre tassée, des cailloux plats et des aiguilles de pin ; ils en avaient tous construit, des châteaux de vacances ou de jeudi après-midi, et maintenant ils habitaient dedans. Le fortin était bâti de bois, de terre et de bambou, et avec le ciment venu par camion on avait construit une casemate où logeaient les Français : leur donjon, qui ne dépassait pas des murs. Ils vivaient en leur château perché, quatre preux et leur piétaille, sur une bosse nue qui commandait une vaste étendue de forêt, bien verte vue d’en haut, coupée des lacets bruns de la rivière. On dit bien « commander » quand une forteresse domine géographiquement le paysage, mais ici le terme pouvait prêter à sourire. Sous les arbres en contrebas une division entière aurait pu passer sans être vue. Salagnon pouvait toujours faire lancer quelques obus dans la forêt. Il pouvait toujours.

Les jours passaient et s’accumulaient, les longs jours tous pareils à surveiller la forêt. La vie militaire est faite de grands vides où l’on ne fait rien, dont on se demande si cela finira, et la question n’est bientôt plus posée. L’attente, la veille, le transport, tout dure, on n’en voit jamais le bout, cela recommence chaque jour. Et puis le temps repart, dans les convulsions brusques d’une attaque, comme s’il se précipitait d’un coup après s’être longuement accumulé. Et là aussi cela dure, ne pas dormir, être attentif, réagir au plus vite, c’est sans fin, sauf la mort. Les militaires rendus à la vie civile savent passer le temps mieux que d’autres, à attendre, assis sans rien faire, immobiles dans le temps qui passe comme s’ils faisaient la planche. Ils supportent mieux que d’autres le vide, mais ce qui leur manque ce sont les spasmes qui font vivre d’un coup tout ce qui s’est accumulé pendant le vide, et qui n’ont plus de raison d’être après la guerre.

Au matin ils s’éveillaient avec joie, rassurés de n’être pas morts pendant la nuit, et ils voyaient apparaître le soleil entre les brumes qui glissaient hors des arbres. Salagnon souvent dessinait. Il avait le temps. Il s’asseyait et s’essayait au lavis, à l’encre, au paysage ; il s’agissait ici de la même chose car toute l’eau contenue dans le sol et dans l’air transformait le pays entier en lavis. Assis dans l’herbe haute ou sur une roche, il peignait à l’encre l’horizon bosselé, la transparence des collines successives, les arbres qui pointaient en noir hors des nuages. Dans la matinée la lumière se faisait plus dure, il diluait moins l’encre. Dans la cour du poste il dessinait les supplétifs thaïs, il les dessinait d’un peu loin, ne gardant que leur posture. Allongés, assis, accroupis, pliés ou debout, ils pouvaient adopter bien plus de poses que ne l’imaginaient les Européens. L’Européen est debout ou couché, sinon il s’assoit ; l’Européen a envers le sol un sentiment de mépris hautain ou de renoncement. Les Thaïs ne semblaient pas haïr ce sur quoi l’on marche, ni en avoir peur, ils pouvaient se mettre n’importe comment, adopter toutes les positions possibles. Il apprit en les dessinant toutes les positions d’un corps. Il essaya aussi de dessiner des arbres, mais aucun s’il l’isolait ne lui plaisait. Ils étaient pour la plupart malingres mais formaient à eux tous une masse terrifiante. Comme les gens, comme les gens d’ici, dont il ne savait pas grand-chose. Il fit le portrait des quatre hommes qui vivaient avec lui. Il dessina des rochers.

 

L'Art Français De La Guerre
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